Vous sortez de « mêlée Agile », et vous êtes peut-être la seule développeuse de l’équipe projet. D’ailleurs vous n’avez jamais eu beaucoup de collègues femmes dans vos jobs précédents…
Pourtant, dans les années 40s & 50s, les auteurs des premiers programmes informatiques étaient…des autrices. Des mathématiciennes, autodidactes. Le métier était mal payé, et parce qu’il ressemblait de l’extérieur à un travail de dactylo et qu’il nécessitait de comprendre un langage, il était considéré comme un travail de femme.
L’ENIAC, premier ordinateur de l’armée américaine ? Programmé par ces femmes.
Si la partie « équipement » était réservé aux hommes (l’ENIAC faisait 30 tonnes, on était loin des 800g de votre ordinateur portable), le code, lui, était réservé aux femmes. Selon l’informaticienne, enseignante et historienne Isabelle Collet, c’est à cette répartition des tâches que l’on doit la distinction entre « hard » ware et « soft » ware.
Grace Hopper, programmatrice visionnaire, avait d’ailleurs eu l’intuition qu’un jour le programme serait plus important que la machine. Elle a d’ailleurs reçu de nombreuses récompenses pour son travail pionnier.
Pourquoi les femmes restent si peu nombreuses dans la tech ? Et si rares aux postes à responsabilités ?
Dans Les oubliées du numérique, Isabelle Collet nous éclaire encore. Avec la montée en puissance de l’informatique dans les années 1980, former la jeunesse dans ce domaine devient une priorité. L’arrivée du micro-ordinateur dans les foyers marque un tournant. Ce sont les pères et leurs fils qui y accèdent en priorité. Considéré comme technique, et assimilée à une activité masculine, l’informatique gagne en prestige et compte moins de femmes. Un fossé se creuse.
On ne peut que vous conseiller d’écouter l’excellent épisode « Des ordis, des souris et des hommes » du podcast « Les couilles sur la table » de Victoire Tuaillon pour en apprendre plus sur l’exclusion progressive des femmes de l’informatique.
Et si l’on en croit l’expérience d’Agnès Crépet, Head of IT de Fairphone et membre active de Duchess France, la situation n’est pas allée en s’améliorant. « Sur le plan de la diversité, ça me parait presque pire maintenant que quand j’ai commencé, il y a 18 ans. A l’époque, il y avait encore la génération précédente de développeuses. Aujourd’hui, elles sont beaucoup moins nombreuses. […] J’ai enseigné trois ans en école d’ingénieur, il y avait environ 20 % de jeunes femmes dans les promotions, encore moins dans les cursus informatiques. »
Une perte de chances pour les talents et les entreprises
Selon la fondation Femmes@Numérique, seuls 30 % des salariés dans les métiers du numérique sont des femmes. Pour les fonctions techniques comme le développement, la proportion est encore plus faible : 16 % !
Ce manque de diversité, au niveau du genre mais aussi de l’origine géographique et sociale, est une perte de chances pour les talents et les entreprises.
Comment faire bouger les lignes ?
Agnès Crépet rejoint Isabelle Collet sur la question des quotas. « Le principe ne fait rêver personne. Mais les quotas sont efficaces. Et il faut peut-être en passer par là pour obtenir plus de diversité dans la tech. Dans d’autres pays comme l’Indonésie, il y a presque la parité dans la tech. Les postes clés dans les universités sont occupés par des femmes. »
En France, de nombreuses initiatives encouragent les femmes à choisir des métiers dans la tech et à gravir les échelons. La fondation Femmes@Numérique a d’ailleurs été créée en 2018 avec le soutien de l’Etat, de 45 associations et 42 entreprises pour rétablir la parité dans la tech.
L’association Duchess présente par exemple des rôles modèles féminins pour inspirer les plus jeunes. Elle a aussi créé un « Slack » d’entraide et d’échange pour les professionnelles de la tech. Si elle soutient et se réjouit de telles initiatives, Agnès Crépet pense qu’une action de plus forte intensité serait nécessaire. « Pour avoir plus de diversité, on a vraiment besoin d’un effort sur toute la chaîne. »
En attendant, quel conseil donner à celles qui se lancent dans la tech ?
« Prends le pouvoir ! Monte ton projet et ne perds pas ton temps sur des missions dont tu ne partages pas les valeurs. En réalité, mener son boulot comme on l’entend, c’est accessible. Le risque à prendre est faible, on trouve toujours du travail dans nos métiers. »
Agnès se rappelle qu’il lui a fallu dix ans pour oser se lancer. Elle a co-créé Ninja Squad, une société qui propose des services de construction de logiciels et dans laquelle les décisions sont prises ensemble. Pas de chef ni de commercial chez Ninja Squad ! On lui doit aussi les conférences « MIX’IT », où se rencontrent toutes sortes d’expert(e)s de la tech pour réfléchir à son éthique et à son impact. Ça reste plus difficile de trouver des intervenantes, confie-t-elle.
Chez Fairphone, Agnès dirige une équipe composée d’ingénieur(e)s, de développeur(se)s et d’architectes systèmes. Leur challenge : lutter contre l’obsolescence logicielle. C’est grâce à cette équipe que ce smartphone durable et équitable pourra fonctionner avec les dernières versions d’Android.
Réconcilier « leadership » et amour de la techno
Quand on lui demande si ce leadership correspond à l’idée qu’elle s’en faisait en début de carrière, Agnès répond que le management pour le management ne l’intéresse pas, mais que le leadership technologique ne la dérange pas. « On est une centaine ici à Amsterdam, et on fonctionne selon les principes de l’holacratie. C’est très horizontal, on n’est pas dans le micro-management. Ça permet à des gens comme moi, passionnés de techno mais pas de management, de gérer une équipe. »
« Inutile de cocher toutes les cases ».
Stéphanie Hertrich, Microsoft
Stéphanie Hertrich, ISV cloud architect chez Microsoft, et membre de Duchess France, ne se voyait pas non plus abandonner la technique. Dans son blog « Sous le capot », elle raconte que son plan de carrière initial se résumait à deux bullet points : « reste technique et amuse-toi. »
Son témoignage donnera des ailes à celles qui doutent d’avoir le profil pour viser un plus haut poste ou intégrer un GAFAM : inutile de cocher toutes les cases ! Cela fait maintenant dix ans que Stéphanie a rejoint Microsoft. Elle vit à 500 km de son bureau et mène une vie de famille bien remplie.
Alors, tech ou management ? Vie pro ou vie perso ? La solution se trouve peut-être dans le titre de l’ancienne et première femme directrice de l’ENA, Nathalie Loiseau : « Choisissez TOUT ».
A bon entendeur(se), salut ? !
Pour aller plus loin :
Les oubliées du numérique, Isabelle Collet, Editions Le Passeur
Choisissez TOUT, Nathalie Loiseau, Editions JC Lattès
https://www.duchess-france.org/
« Des ordis, des souris et des hommes », avec Isabelle Collet, invitée de Victoire Tuaillon